Café, plaisir au goût d’amertume – Port-Louis
Alors que germinait l’idée d’une exposition dédiée à la consommation du café, permettant d’exposer une extraordinaire collection particulière de 350 tasses de « Chine de commande », l’actualité est venue bousculer le projet initial à travers le tragi- que assassinat de George Floyd ; le racisme sous- jacent d’un tel acte obligeant à questionner la thé- matique du café toute entière, et pas seulement sa culture matérielle.
L’historiographie démontre en effet que les mécanismes d’infériorisation, de dévalorisation et de déshumanisation à l’œuvre dans la traite dite « négrière » et la mise en escla- vage dans les plantations coloniales de millions d’êtres humains originaires du continent africain ont produit un terreau des plus fertiles sur lequel s’est épanoui le racisme. Ce n’est pas la première fois que le musée de la Compagnie des Indes, cette compagnie de commerce d’état qui a bénéficié du monopole de la traite humaine à partir de 1720, re- garde ce versant sombre de son histoire. Le café en offre une perspective saisissante.
Jusqu’au début 18e, l’Arabie Heureuse (Yémen) est en position de monopole pour la culture et la diffu- sion du café, le Moka. La mode du café au tournant du 18e siècle en fait un enjeu commercial qui, pour les Européens, suppose l’émancipation du mono- pole ottoman. Dans les décennies 1710-1720, la culture des caféiers de Moka est introduite dans de nombreux espaces coloniaux. La Compagnie des Indes l’impose littéralement aux habitants de l’ile Bourbon (la Réunion) en 1715 tandis qu’elle ache- mine jusque Lorient celui des Antilles.
La culture caféière est basée sur l’exploitation d’une main d’œuvre servile que la Compagnie des Indes vend aux colons et auxquels elle achète la production de café. Le café Bourbon concurrence peu à peu celui de Moka. Bientôt la production des Antilles françaises submerge littéralement le marché euro- péen. Le développement de la culture caféière dans le domaine colonial français implique la servilité de milliers de personnes …
C’est à ces conditions qu’à la fin du 18e siècle, le café au lait sucré s’impose à la population métropolitaine. Pour les classes les plus aisées, le café, rituel de sociabilité établi depuis la visite à Paris en 1669 de l’émissaire de l’empereur ottoman, occasionne l’achat de nouveaux ustensi- les destinés à sa consommation. La Compagnie des Indes fournit aux plus riches d’entre eux fontaines et verseuses à café, tasses, sucriers, pot à lait en porcelaine de Chine ou du Japon, accompagnés de leur plateau de laque chinois ou japonais.
L’histoire du café illustre parfaitement l’action am- bivalente de la Compagnie des Indes, Janus à deux visages, qui a tout à la fois nié l’humanité de cer- tains êtres humains pour mieux flatter le goût et l’art de vivre de certains autres, dans le seul but de satisfaire des besoins de consommation et d’enri- chissement ; l’amertume du café se loge dans ce pa- radoxe, n’est-il pas furieusement contemporain ?
Brigitte Nicolas
Conservatrice en chef du patrimoine Directrice du musée de la Compagnie des Indes
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